En 18... Un étudiant s'arrêta, rue Saint-Honoré devant la vitrine d'un marchand de
tableaux. Dans cette vitrine était exposée une toile de Manet: La Cathédrale de
Chartres. Manet n'était alors admiré que par quelques amateurs, mais le passant
avait le goût juste; la beauté de cette peinture l'enchanta. Plusieurs jours il revint
pour la voir. Enfin, il osa entrer et en demanda le prix.
— Ma foi, dit le marchand, elle est ici depuis longtemps. Pour deux mille francs, je
vous la céderai.
L'étudiant ne possédait pas cette somme, mais il appartenait à une famille
provinciale qui n'était pas sans fortune. Un de ses oncles, quand il était parti pour
Paris, lui avait dit: «Je sais ce qu'est la vie d'un jeune homme. En cas de besoin
urgent, écris-moi.» II demanda au marchand de ne pas vendre la toile avant huit
jours et il écrivit à son oncle.
Ce jeune homme avait à Paris une maîtresse qui, mariée avec un homme plus âgé
qu'elle, s'ennuyait. Elle était un peu vulgaire, assez sotte et fort jolie. Le soir du jour
où l'étudiant avait demandé le prix de la Cathédrale, cette femme lui dit:
— J'attends demain la visite d'une amie de pension qui arrive de Toulon pour me voir.
Mon mari n'a pas le temps de sortir avec nous; je compte sur vous.
L'amie arriva le lendemain. Elle était elle-même accompagnée d'une autre. L'étudiant
dut, pendant plusieurs jours, promener ces trois femmes dans Paris. Comme il payait
repas, fiacres et spectacles, assez vite, son mois y passa. Il emprunta de l'argent à un
camarade et commençait à être inquiet quand il reçut une lettre de son oncle. Elle
contenait deux mille francs.
Ce fut un grand soulagement. Il paya ses dettes et fit un cadeau à sa maîtresse. Un
collectionneur acheta la Cathédrale et, beaucoup plus tard, légua ses tableaux au
Louvre.
Maintenant l'étudiant est devenu un vieil et célèbre écrivain. Son cœur est resté
jeune. Il s'arrête encore, tout ému, devant un paysage ou devant une femme.
Souvent dans la rue, en sortant de chez lui, il rencontre une dame âgée qui habite la
maison voisine. Cette dame est son ancienne maîtresse. Son visage est déformé par
la graisse; ses yeux, qui furent beaux, soulignés par des poches; sa lèvre surmontée
de poils gris. Elle marche avec difficulté et l'on imagine ses jambes molles. L'écrivain
la salue mais ne s'arrête pas, car il la sait méchante et il lui déplaît de penser qu'il l'ait
aimée.
Quelquefois il entre au Louvre et monte jusqu'à la salle où est exposée la Cathédrale.
Il la regarde longtemps, et soupire.
D’après André Maurois