A six heures, il fallut réveiller Henriette à grands cris. Elle avait eu beaucoup de peine
à s'endormir la veille au soir et maintenant elle était accablée de sommeil. La pluie
tombait par rafales. L'averse était si dense que, de la fenêtre de l'étage, Henriette ne
voyait même plus l'heure du cadran.
Sa mère l'appelait, la bousculait. Pendant que l'enfant mangeait sans appétit, la tête
lourde et la bouche lente, ses trois petits frères faisaient cercle autour d'elle, avec un
respect silencieux. Et quand elle eut fini, on lui remit son beau tablier des dimanches,
couleur verte d'eau, avec des manches bouffantes. C'était un grand jour qui
commençait, et elle avait le coeur un peu serré en passant son tablier.
Sa mère ouvrit la porte, considéra le déluge un bon moment, sans rien dire, soupira,
vint à la grande armoire qui occupait tout le côté de la cuisine, l'ouvrit et en tira un
parapluie de soie à manche immense avec une petite incrustation sur la poignée: un
cadeau de mariage.
– Je te le donne, dit-elle à Henriette, mais fais-y attention. Et surtout, ne le perds pas.
Henriette partit. Elle avait à marcher une heure. Elle serrait de la main gauche le
manche du parapluie, ample comme une tente, et, de l'autre bras raidi, elle portait
bien droit, pour ne rien renverser, un panier à couvercle avec son repas de midi.
C'est seulement quand elle fut dans la salle d'examen qu'elle se sentit de nouveau à
son aise et à son affaire. La dictée lui parut sans difficultés; aux questions du
vocabulaire et d'intelligence du texte, elle répondit très bien. Bousculée d'un
examinateur à l'autre, elle trouva, l'après-midi très courte. Et elle ne fut pas surprise
d'être reçue, mais le bonheur l'inonda quand elle se rendit compte qu'elle était
classée première du canton. C'était cela qu'elle avait voulu de toute sa force depuis
deux ans au moins: à cette seule condition ses parents consentiraient à travailler
plus longtemps pour elle, à la laisser fréquenter le Cours complémentaire. Plus tard,
elle serait donc institutrice. Elle aurait des livres toute sa vie. Elle étudierait tant qu'il
lui plairait. Elle ferait un grand voyage peut-être, pendant les vacances, une fois ou
deux...
De joie, elle sautait en chantonnant sur le chemin du village. Subitement elle
s'aperçut qu'il ne pleuvait plus, mais que le grand soleil d'été déclinait à l'horizon. Le
vent avait tourné, il faisait beau.
L'enfant montait vite la grande rue. Après le tournant, elle vit devant elle, à gauche, la
vieille bâtisse, avec sa cage à poules devant l'ancienne écurie. Henriette franchit le
seuil. Sa mère n'était pas dans la cuisine. On l'entendait à l'étage. De là-haut,
penchée au-dessus de l'escalier, elle cria avec une voix sèche d'inquiétude:
– Est-ce que tu l'as, au moins ?
– Mais oui, maman !
La mère descendit, elle ne vit pas le geste de la fillette rayonnante qui s'avançait pour
l'embrasser: elle jetait un regard circulaire sur les chaises, l'évier, les coins de la pièce.
Alors, la fillette comprit que sa mère était en peine non de son certificat, mais du
précieux parapluie. Où l'avait-elle mis, en effet? Elle l'avait oublié à l'école du cheflieu, pour sûr. Les reproches s'enflaient. D'un coup, l'enfant aux rêves obstinés se
sentit reprise par les réalités pesantes, par la vie mesquine et, s'enfuyant sans dire
un mot dans la grange obscure, tout au fond, là où il y avait un tas de foin, elle laissa
couler ses larmes.
D’après G. Cognot