Un officier de 1'armée de Napoléon ler décrit dans une lettre son voyage en Italie. Un jour je voyageais en Calabre. C'est un pays de gens qui, je crois n'aiment personne, et surtout les Français. J'avais pour compagnon un jeune homme de vingt ans.
Dans ces montagnes, les chemins sont rudes. Nos chevaux marchaient lentement. Mon camarade allait devant; un sentier qui lui parut plus court nous égara. Il faisait nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes. Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme mangeait et buvait tranquillement; moi, j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien la mine de charbonniers, mais la maison ressemblait à un arsenal. Partout des fusils, des pistolets, des couteaux. Mon camarade riait et causait avec tout le monde et, par imprudence il dit d'abord d'où nous venions, où nous allions, qui nous étions. Français, chez nos plus mortels ennemis, seuls, si loin de tout secours humain ! Enfin il parla de sa valise, priant qu'on la mît sous son oreiller.
Après le souper, on nous laissa ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre du premier étage. Une petite pièce sous le toit où 1'on montait par une échelle. Sous le plafond étaient suspendues les provisions pour toute 1'année. Mon camarade y grimpa seul, se coucha, la tête sur sa valise et s'endormit aussitôt. Moi, décidé à veiller, je fis un bon feu, et m'assis auprès.
La nuit était déjà presque passée quand j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer. En écoutant attentivement, j'entendis ces mots du mari:
— Eh bien! voyons, faut-il les tuer tous les deux? A quoi la femme répondit:
— Oui.
Que vous dirai-je? Tout mon corps était froid, je ne savais si j'étais mort ou vivant.
Nous deux, presque sans armes, contre eux douze ou quinze. Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue! L'appeler, faire du bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je ne pouvais; la fenêtre n'était pas haute, mais en bas deux gros chiens hurlaient comme des loups.
Quelques minutes après, j’entendis dans l’escalier quelqu’un et je vis le mari, sa lampe dans une main, dans l’autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui, disait à voix basse:
— Doucement, va doucement !
Puis il entre, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, où le pauvre jeune homme était étendu, d’une main prend son couteau, et de l’autre...Ah !... il saisit un jambon qui pendait au plafond, en coupe un morceau et se retire comme il était venu.
Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous réveiller; on apporte à manger, un déjeuner fort bon. Deux coqs en faisaient partie, dont il fallait, dit la vielle femme, emporter l’un et manger l’autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ses terribles mots: «Faut-il les tuer tous les deux?»
D’après P.- L. Courier «Lettres