Par une soirée brûlante, à Padoue, on le transporta sur le toit d’où il pouvait découvrir toute la ville. Des oiseaux rayaient le ciel. La nuit tomba et les projecteurs s’allumèrent. Lucie et lui les entendaient en dessous, sur le balcon. Lucie s’assit sur le lit.
Lucie avait pris les fonctions de sage-femme dans l’hôpital pour rester avec lui. Quand on l’opéra, elle lui fit sa toilette pour la table d’opération. Ils plaisantèrent. Quand on l’endormit, il se concentra pour ne rien dire au moment ridicule où on raconte des histoires. Quand il put marcher avec des béquilles, il commença à prendre lui-même les températures pour éviter à Lucie de se lever. Il n’y avait que quelques malades; tous étaient au courant de leur amour et tous aimaient bien Lucie.
Avant son retour au front, ils allèrent prier au Duomo. Dans l’église sombre et paisible, d’autres personnes étaient agenouillées. Ils voulaient se marier, mais ni l’un ni l’autre n’avaient d’extrait de naissance. Ils se considéraient eux-mêmes comme mariés, mais ils voulaient que tout le monde le sache, pour être plus sûrs de ne pas se perdre.
Lucie lui écrivit beaucoup de lettres qu’il ne reçut qu’après l’armistice. Quinze arrivèrent en paquet au front; il les classa d’après les dates et les lut à la file. Elles parlaient toutes de l’hôpital, disaient combien elle l’aimait, comme c’était impossible de vivre sans lui et comme il lui manquait affreusement.
Après l’armistice, ils décidèrent qu’il devait rentrer en Amérique et trouver du travail pour qu’ils puissent se marier. Lucie ne le rejoindrait que lorsqu’il aurait une bonne situation et pourrait venir la chercher. Il était entendu qu’il ne boirait pas et ne verrait ni ses amis ni personne aux États-Unis. Trouver une situation et se marier. Rien d’autre. Dans le train, de Padoue à Milan, ils se chamaillèrent parce qu’elle était sur le point de partir pour l’Amérique sans attendre. Au moment de se séparer à la gare de Milan, ils s’embrassèrent mais leur querelle n’était pas éteinte. Il était malade de la quitter comme ça.
Il embarqua pour l’Amérique à Gênes. Lucie retourna à Padoue où allait s’ouvrir un hôpital. C’était un endroit isolé et pluvieux. Un bataillon s’y trouvait cantonné. L’hiver, dans la petite ville bourbeuse et humide, un major fit la cour à Lucie; elle n’avait encore jamais connu d’Italiens. Finalement, elle écrivit aux États-Unis que leur liaison n’avait été qu’une aventure de gamins. Elle était désolée, elle savait qu’il ne comprendrait probablement pas, mais peut-être un jour lui pardonnerait-il et lui serait-il reconnaissant... Contre toute attente, elle allait se marier au printemps. Elle l’aimait toujours, mais elle s’était rendu compte que ça n’avait été qu’une amourette. Elle espérait qu’il ferait une brillante carrière et lui faisait entière confiance. Elle savait que c’était très bien ainsi.
Le major ne l’épousa ni au printemps ni à aucune autre saison. Lucie ne reçut jamais de réponse de Chicago. Elle revint en Amérique mais ne put jamais retrouver son ancien ami. Elle le chercha jusqu'à la trentaine, puis se maria avec un autre.
D’après Ernest Hemingway